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Le sergent Trotter s’en était allé rejoindre Molly dans la cuisine :
— Je vous saurais gré, Mrs Davis, de me suivre dans la bibliothèque. J’ai l’intention de faire une déclaration devant tout le monde. Mr Davis s’y est gentiment rendu en avant-garde pour préparer le terrain.
— D’accord… laissez-moi juste finir d’éplucher ces pommes de terre. C’est fou ce qu’il m’arrive souvent de souhaiter que sir Walter Raleigh n’ait jamais découvert ces fichus tubercules !
Le sergent Trotter se murant dans un silence réprobateur, Molly crut bon de se justifier :
— Il faut dire aussi que, votre histoire, je n’arrive pas vraiment à y croire, vous savez. Elle est tellement extravagante !
— Elle n’a rien d’extravagant, Mrs Davis… Elle ne découle que de la somme de faits bien réels.
— Cet individu, vous possédez son signalement ? s’enquit avec curiosité Molly.
— Taille moyenne, plutôt mince, vêtu d’un pardessus de couleur sombre, coiffé d’un feutre gris rabattu sur les yeux, voix réduite à un souffle rauque et bas du visage enfoui dans un cache-nez. Autrement dit… ça peut être n’importe qui.
Il s’interrompit, puis :
— À ce propos, j’ai dénombré trois pardessus de couleur sombre et trois chapeaux mous dans le hall, Mrs Davis.
— Je ne crois pas que quiconque parmi ces gens soit venu de Londres.
— Ah ! vous ne le croyez pas, Mrs Davis ?
Rapide comme l’éclair, le sergent Trotter alla s’emparer du journal qui se trouvait sur le buffet :
— L’Evening Standard du 19 février. Vieux de quarante-huit heures. Il a bien fallu que quelqu’un l’apporte jusqu’ici, Mrs Davis.
— Mais c’est à n’y rien comprendre ! s’exclama Molly dont l’ahurissement se nuançait d’une vague réminiscence. D’où peut-il bien sortir ?
— Il n’est jamais recommandé de juger les gens sur leur mine, Mrs Davis. Vous ne savez strictement rien de ceux que vous hébergez. Vous me faites l’impression, Mr Davis et vous, d’être bien novices dans le métier.
— Oui, c’est exact, reconnut Molly qui se sentit soudain terriblement jeune et inexpérimentée.
— Vous n’êtes sans doute pas non plus mariés depuis bien longtemps ?
— Juste un an.
Elle rougit un peu :
— Tout ça s’est fait si vite !
— Le coup de foudre, sourit le sergent Trotter, compréhensif.
Molly ne se sentit pas la force de l’envoyer paître :
— Oui, reconnut-elle avant d’avouer, dans un soudain besoin de se confier : nous ne nous connaissions que depuis quinze jours.
Elle revécut en pensée ces deux semaines de cour effrénée. Qu’ils s’aimaient, ils l’avaient su tout de suite… le doute ne les avait pas un instant effleurés. Dans un monde inquiet, fébrile et qui avait du mal à renaître de ses cendres, ils avaient connu le miracle de se rencontrer. Un petit sourire lui vint aux lèvres.
Redescendant sur terre, elle vit que le sergent Trotter la considérait d’un œil indulgent.
— Votre mari n’est pas du coin, n’est-ce pas ?
— Non, fit-elle, l’esprit ailleurs. Il est originaire du Lincolnshire.
Elle en savait très peu sur les antécédents de Giles et son éducation. Ses parents étaient morts, et il évitait toujours de parler de ses débuts dans la vie. Elle en avait conclu qu’il n’avait pas dû avoir une enfance heureuse.
— Vous êtes tous les deux bien jeunes, si je puis me permettre, pour gérer une entreprise de ce genre, dit le sergent Trotter.
— Oh ! je ne suis pas de votre avis. J’ai vingt-deux ans et…
La porte qui s’ouvrait la fit s’interrompre, et Giles entra :
— Tout est fin prêt. Je leur ai dit en gros de quoi il retournait. J’espère avoir bien fait, sergent ?
— Ça représente un gain de temps, approuva Trotter. Prête, Mrs Davis ?